Catégories : Homme soumis, Femdom Domination féminine
Ce récit est la suite de : La Vénus à la Fourrure 3
il y a 5 ans
Je pris la plume.
« Laisse-moi signer d’abord, dit Wanda ; ta main tremble, craindrais-tu pour ton bonheur ? »
Elle prit le contrat et la plume.
Je levai les yeux en lutte avec moi-même, quand mes regards tombèrent sur de nombreuses peintures des écoles italienne et hollandaise, dont le caractère fantaisiste se rapprochait de celui du sujet bizarre du couvre-pied qui prenait pour moi un cachet tout à fait inquiétant : Dalila, une femme plantureuse à la chevelure d’un rouge de feu, était couchée, à moitié couverte d’un manteau de fourrure brune, sur un sofa rouge et se penchait en riant vers Samson, que les Philistins avaient jeté à terre et ligoté. Dans sa coquetterie railleuse, son sourire est empreint d’une cruauté vraiment infernale ; ses yeux, mi-clos, rencontrent ceux de Samson, qui lancent un dernier regard rempli d’un amour plein de démence, car bientôt un des ennemis s’agenouille sur sa poitrine, prêt à enfoncer dans ses yeux le fer brûlant.
« Ainsi, s’écria Wanda, tu es complètement perdu !… qu’as-tu encore ? Laissons tout cela aux anciens ; aussi bien, quand tu auras signé, m’en connaîtras-tu moins, cher coeur ? »
Je regardai le contrat. Son nom y paraissait en gros et larges caractères. Je plongeai mon regard dans ses yeux d’un charme irrésistible, puis je pris la plume et apposai vivement ma signature au contrat.
« Tu as tremblé, dit tranquillement Wanda, faut-il que je te guide la main ? »
Au même moment, elle saisit doucement ma main et mon nom parut aussi sur le deuxième papier. Wanda examina encore une fois les deux documents et les enferma dans la table qui était placée à la tête du sofa.
« Maintenant, donne-moi ton passeport et ton argent. »
Je sortis mon portefeuille et lui tendis ; elle l’inspecta, secoua la tête et le posa sur le passeport, tandis que je m’agenouillai devant elle et, rempli d’une douce ivresse, laissai reposer ma tête sur son sein.
Mais elle me repoussa tout à coup du pied, se leva et tira la sonnette ; aussitôt, trois jeunes, sveltes négresses, noires comme l’ébène et vêtues de satin rouge, entrèrent, chacune munie d’une corde.
Je compris alors toute l’horreur de ma position et voulus me lever, mais Wanda en véritable maîtresse qui ordonne, s’était levée, tournant vers moi son froid et beau visage, aux sourcils menaçants, aux yeux dédaigneux ; elle fit un signe de la main, et avant que j’aie pu me rendre bien compte de ce qui m’arrivait, les négresses me maintinrent à terre, me lièrent les pieds et les poings, ainsi que les bras, sur le dos comme à quelqu’un qui va être jugé, si bien que je pouvais à peine me mouvoir.
« Donne-moi le fouet, Haydée », commanda Wanda avec un flegme imperturbable.
La négresse le présenta à genoux à la maîtresse.
« Et enlève-moi cette lourde fourrure, ajoutait-elle, elle me gêne. »
La négresse obéit.
« Cette jaquette-ci ! » ordonna encore Wanda. Haydée apporta vivement la kazabaïka d’hermine, qui se trouvait sur le lit et Wanda, avec un geste d’une grâce inimitable, commanda :
« Attachez-le à cette colonne. »
Les négresses me levèrent, me passèrent une forte corde autour du corps et m’attachèrent tout debout à l’une des massives colonnes qui soutenaient le large lit italien.
Puis elles disparurent comme si elles avaient été englouties sous terre.
Wanda s’avança rapidement vers moi ; sa robe de satin blanc flottait comme un rayon de lune, sa chevelure flamboyait sur la blanche fourrure de la jaquette ; maintenant, elle était devant moi, la main gauche appuyée sur le côté, la droite tenant le fouet, et elle poussa un petit éclat de rire.
« Toute comédie a cessé entre nous, dit-elle d’un ton sans coeur, maintenant c’est sérieux, insensé ! que je raille et méprise, qui s’est livré à moi comme jouet dans son aveugle démence, à moi, orgueilleuse et capricieuse femme. Tu n’es plus désormais mon bien-aimé, mais mon esclave, abandonné à la vie ou à la m o r t à mon bon plaisir.
Tu apprendras à me connaître. Tout d’abord, tu vas goûter le fouet de ma main pour de bon, sans avoir rien fait pour le mériter, ainsi tu comprends ce qui t’attend lorsque tu te montreras maladroit, désobéissant ou récalcitrant. »
Là-dessus, elle retroussa, avec une grâce sauvage, la manche bordée d’hermine et me frappa sur les reins.
Tout mon corps tressaillit, le fouet entamait ma chair comme une lame de couteau.
« Eh ! bien, comment cela te plaît-il ? s’écria-t-elle. »
Je gardai le silence.
« Attends un peu, je vais te faire hurler comme un chien sous le fouet », fit-elle menaçante, tout en recommençant à me frapper.
Les coups pleuvaient drus et rapides, avec une v i o l ence effroyable sur mes reins, mes bras, mon cou ; je grinçai des dents pour ne pas crier. Maintenant, elle me frappa à la figure si bien que le s a n g coula, mais elle se mit à rire et continua à appliquer le fouet.
« Maintenant, je te comprends sérieusement, s’écria-t-elle dans l’intervalle, c’est vraiment une jouissance que d’avoir un homme qui vous aime… M’aimes-tu encore ?
-
Non.
-
Oh ! Je te déchire encore, à chaque coup le plaisir que j’éprouve augmente ; allons, tords-toi encore un peu, crie, hurle ! Tu ne rencontreras chez moi aucune pitié. »
Bientôt elle parut fatiguée.
Elle jeta le fouet de côté, s’étendit sur le sofa et sonna.
Les négresses entrèrent.
« Déliez-le. »
Comme elles m’enlevaient la corde, je tombai à terre comme une masse inerte. Les trois femmes noires rirent et montrèrent leurs blanches dents.
« Enlevez-lui la corde des pieds. »
Cela fait, je pus me lever.
« Viens près de moi, Grégoire. »
Je m’approchai de la belle femme qui ne m’avait encore jamais paru si séduisante qu’aujourd’hui dans sa cruauté, dans son sarcasme.
« Encore un pas, commanda Wanda ; agenouille-toi et embrasse-moi le pied. »
Elle étendit le pied de dessous le rebord de satin blanc et, fou, pauvre insensé que j’étais, j’y appuyai mes lèvres.
« Tu ne me reverras pas de tout un mois, Grégoire, dit-elle sérieusement, au cours duquel je te serai étrangère ; tu te trouveras plus soulagé vis-à-vis de moi dans ta nouvelle position ; pendant ce laps de temps, tu travailleras au jardin et attendras mes ordres. Et maintenant, marche, esclave ! »
Un mois vient de s’écouler dans la monotone régularité, dans le dur travail, dans la mélancolie, envahi de l’ardent désir de voir celle qui m’a causé toutes ces souffrances. Je suis attaché au jardinier que j’aide à émonder les arbres, à tailler les haies, à transplanter les fleurs, à bêcher les plates-bandes, à retourner l’allée de cailloutage ; je partage sa grossière nourriture et sa dure couchette, je me lève avec les poules et me couche avec elles, et, de temps en temps, j’apprends que la maîtresse s’amuse, qu’elle est entourée d’adorateurs, et une fois, j’ai même entendu ses joyeux éclats de rire, jusque dans le jardin.
Je deviens stupide. Ai-je embrassé ce métier récemment ou l’ai-je exercé auparavant ? Le mois tirera à sa fin après demain… que va-t-elle recommencer avec moi, ou bien m’a-t-elle oublié et dois-je faire mes délices de tailler des haies et de faire des bouquets jusqu’à la fin de mes jours ?
Ordre écrit :
« L’esclave Grégoire devra, conformément au présent, se tenir à ma disposition personnelle.
« WANDA VON DUNAJEW. »
Le lendemain matin, le cœur gros, j’ouvre les rideaux damassés et pénètre dans la chambre à coucher de ma déesse, encore plongée dans une semi-obscurité.
« Es-tu là, Grégoire ? » demande-t-elle, alors que je m’agenouille devant la cheminée et prépare le feu.
Je tremble au son de la voix bien aimée. Je ne puis voir Wanda, elle repose invisible derrière la tenture de son ciel de lit.
« Oui, Madame, répondis-je . Quelle heure est-il ?
-
Neuf heures passées.
-
Donne-moi le déjeuner. »
Je m’empresse de l’aller prendre, puis, le plateau à café à la main, je m’agenouille devant son lit.
« Voici le déjeuner, maîtresse. »
Wanda entr’ouvre les rideaux et, dans le premier moment, avec ses cheveux dénoués et singulièrement épars, elle me paraît une belle femme absolument étrangère. Car les traits bien aimés n’ont pas la beauté accoutumée : le visage est dur et présente une expression inquiétante de lassitude, de satiété.
Ou bien serait-ce que je n’avais jamais remarqué ces choses auparavant ?
Elle arrête sur moi ses yeux verts, plus avides de nouveauté que menaçants, voire remplis d’une certaine compassion, et tire la pelisse de nuit de fourrure sombre dans laquelle elle repose et la ramène sur son épaule nue.
À ce moment, elle est si ravissante, si capiteuse, que je sens le s a n g me monter à la tête et au cœur, et le plateau commence à chanceler. Elle le remarque et saisit le fouet, placé auprès de sa table de nuit.
« Quel esclave maladroit tu fais là ! » dit-elle en fronçant le sourcil.
Je baisse les yeux à terre et tiens le plateau aussi fermement que je puis ; elle prend son déjeuner, bâille et étend ses superbes membres dans la riche fourrure.
Elle a sonné. J’entre.
« Cette lettre pour le prince Corsini. »
Je vole à la ville, remets la lettre au prince, un beau jeune homme aux yeux ardents, et, dévoré de jalousie, lui rapporte la réponse.
« Qu’as-tu donc ? demande-t-elle en m’épiant malicieusement, tu es horriblement pâle.
- Rien, maîtresse, je me suis seulement un peu pressé. »
Au déjeuner, le prince est à son côté et je suis condamné à les servir l’un et l’autre, tandis qu’elle plaisante et que pour l’un et l’autre je n’existe pas. À un certain moment, mes yeux s’obscurcissent, et, tout en lui versant du bordeaux, j’en répands sur la table et même sur sa robe.
« Quel maladroit ! » s’écrie Wanda qui me donne un soufflet ; le prince et elle se mettent à rire, et le s a n g me monte au visage.
Après déjeuner, elle se rend aux Cascines [Fameuse promenade de Florence, recherchée des étrangers.].
Elle conduit elle-même la petite voiture à laquelle est attelée une paire de beaux chevaux bruns anglais. Je suis assis derrière elle et puis voir comme elle fait la coquette et remercie en riant quand un monsieur notable la salue.
Lorsque je l’aide à sortir de voiture, elle s’appuie légèrement sur mon bras ; son attouchement me produit l’effet d’une décharge électrique. Hélas ! cette femme est merveilleusement belle, et je l’aime plus que jamais.
Une société de dames et de messieurs se rencontre à dîner à six heures du soir. Je sers à table et cette fois, ne renverse pas de vin sur la table.
Un soufflet vaut plus que dix remontrances : par son moyen on comprend vite, particulièrement lorsqu’il est appliqué par une petite main potelée de femme.
Après le dîner, elle est allée faire une promenade en voiture au théâtre Pergola ; quand elle descend l’escalier, vêtue de soie noire, un gros collet d’hermine au cou, un diadème de roses blanches sur la tête, elle est vraiment éblouissante. J’ouvre la portière et l’aide à monter. Devant le théâtre, je saute en bas du siège, elle s’appuie sur mon bras pour monter, je tremble de tout mon corps.
Je lui ouvre la porte de la loge et attends dans le vestibule. La représentation dure quatre heures, pendant lesquelles elle reçoit la visite de son cavalier, et moi je serre les dents de colère.
Il est minuit passé, quand, pour la dernière fois, retentit la sonnette de ma maîtresse.
« Du feu ! commande-t-elle d’un ton bref, et, tandis qu’il s’allume, le thé. »
Tandis que je reviens avec le samovar, elle est déjà déshabillée et, avec l’aide de la négresse, endosse son négligé blanc.
Haydée ne tarde pas à disparaître.
« Donne-moi la pelisse de nuit, dit Wanda, étendant ses beaux membres endormis. »
Je prends la fourrure sur le fauteuil et la tiens, tandis qu’avec une lente nonchalance, elle enfile les manches. Puis, elle se jette sur le coussin du sofa.
« Retire-moi mes chaussures et mets-moi mes pantoufles de soie. »
Je m’agenouille à terre et tire sur le petit soulier qui me résiste.
« Vite ! vite ! s’écrie Wanda, tu me fais mal ! attends un peu, je vais te dresser. »
En un clin d’oeil, elle me frappa du fouet.
« Et maintenant, marche ! »
Encore un coup de pied, puis je pus aller me coucher.
Aujourd’hui, je l’ai conduite en soirée. Dans l’antichambre, elle m’ordonna de lui enlever sa fourrure, puis elle entra avec un fier sourire, certaines de ses conquêtes, dans la salle brillamment éclairée ; et j’eus de nouveau le loisir de voir, d’heure en heure, se dérouler uniformément mes tristes pensées ; de temps en temps, la musique parvenait jusqu’à moi, lorsque la porte restait ouverte un moment. Deux laquais essayèrent d’engager la conversation avec moi, mais, comme je ne parle que peu de mots d’italien, ils abandonnèrent bientôt leur tentative.
Je m’endors enfin et rêve que j’avais tué Wanda dans un furieux accès de jalousie et que j’étais condamné à m o r t ; je me vois attaché sur la planchette, la hache tombe, je la sens sur la nuque, mais je vis encore.
Là-dessus, le b o u r r e a u me frappe en pleine figure.
Non, ce n’est pas le b o u r r e a u , c’est Wanda, qui se tient en colère devant moi et réclame sa fourrure. En un clin d’oeil, je me ressaisis et lui prête mon aide.
C’est encore une jouissance de passer la pelisse à une belle et superbe femme, de voir, de sentir son cou, ses membres magnifiques s’enfoncer dans la souple et riche fourrure, et de relever les boucles éparses de sa chevelure et de les placer sur le collet, et lorsqu’elle enlève sa pelisse et que la douce chaleur et le parfum subtil de son corps persistent encore sur les touffes de poils dorés de la zibeline, c’est à en perdre les sens !
Enfin ! un jour sans convives, sans théâtre, sans société. Je respire à pleins poumons. Wanda est assise dans la galerie et lit ; elle ne me paraît avoir aucune commission à faire. Avec le crépuscule, elle se retire à la brume argentée. Je lui sers à dîner, elle mange seule. Elle n’a pas un regard, pas une syllabe pour moi, pas même un soufflet.
Hélas ! combien il me tarde d’être frappé par elle.
Les larmes me viennent aux yeux, je sens combien cruellement elle m’humilie, si cruellement, qu’elle ne trouve pas une seule fois le courage de me t o r t u r e r, de me m a l t r a i t e r.
Avant d’aller au lit, elle me sonne.
« Cette nuit, tu coucheras auprès de moi ; j’ai eu un songe affreux, la nuit dernière et crains de me trouver seule. Prends un des coussins du sofa et étends-toi sur la peau d’ours à mes pieds. »
Là-dessus, Wanda éteint la lampe, de façon que seule la lumière d’une petite veilleuse scintille du plafond sur la chambre, et elle monte au lit.
« Ne te remue pas, fait-elle, afin de ne pas m’éveiller. »
Je me conforme à ses ordres, mais de longtemps je ne puis m’endormir ; je voyais la belle femme, superbe comme une déesse, reposer dans sa pelisse de sombre fourrure, étendue sur le dos, les bras sous la nuque inondée de sa chevelure rutilante ; j’écoutais la cadence régulière de sa respiration, et chaque fois qu’elle se remuait, je m’éveillais et prêtais l’oreille pour savoir si elle avait besoin de moi.
Mais elle n’eut pas besoin de moi.
Je n’avais aucun autre devoir à remplir, aucune autre signification pour elle que d’une veilleuse ou du revolver que l’on met sous son oreiller.
Suis-je fou ou l’est-elle ? Tout ceci provient-il d’un cerveau de femme méchant et fertile, dans le but de surpasser mes fantaisies ultra-sensuelles, ou bien cette femme est-elle réellement une de ces natures à la Néron, qui trouvent une jouissance diabolique à écraser comme vers de terre des hommes qui pensent et sentent, et qui, comme elles même, ont une volonté.
Que n’ai-je pas éprouvé !
Comme je m’agenouillai devant son lit en portant le plateau à café, Wanda posa tout à coup sa main sur mon épaule et plongea profondément ses yeux dans les miens.
« Quels beaux yeux tu as ! dit-elle doucement, et tout particulièrement depuis que tu souffres. Es-tu bien malheureux ? »
Je baissai la tête et me tu.
« Séverine, m’aimes-tu encore ? s’écria-t-elle soudain d’un ton douloureux, peux-tu m’aimer encore ? » Et son visage prit un air si déchirant que le plateau se renversa et que pots et tasses roulèrent sur le plancher et le café tomba sur le tapis.
« Wanda, ma Wanda », m’écriai-je, et je la pressai passionnément sur moi et couvris de baisers sa bouche, son visage et sa gorge. « Oui, c’est vraiment là ma misère que je t’aime toujours davantage, toujours plus follement, plus tu me m a l t r a i t e s et plus tu me trahis ; oh ! je voudrais encore mourir de douleur, d’amour et de jalousie !
-
Mais je ne t’ai certes pas encore trahi, Séverine, reprit Wanda en riant.
-
Non ! Wanda ! Pour l’amour de Dieu ! ne me raille pas si impitoyablement, m’écriai-je. N’ai-je pas moi-même porté la lettre au prince ?
-
Sans doute, une invitation à déjeuner.
-
Depuis que nous sommes à Florence, tu as…
-
Je t’ai toujours été fidèle, repartit Wanda, je te le jure sur tout ce que j’ai de plus sacré. Je n’ai fait que satisfaire tes caprices, pour l’amour de toi.
Mais je voudrais prendre un adorateur ; d’ailleurs, la chose n’est qu’à moitié faite et tu m’adresses encore à la fin le reproche que je ne suis pas assez cruelle à ton égard. Mon bel et cher esclave ! Mais aujourd’hui, tu es de nouveau Séverine ; tu es mon seul et unique amant. Je n’ai pas donné tes vêtements, tu les trouveras ici dans la malle, endosse-les comme autrefois dans cette petite station thermale des Carpates, où nous nous sommes si profondément aimés ; oublie tout ce qui et arrivé depuis, oh ! tu l’oublieras facilement dans mes bras, mes baisers feront disparaître tous tes chagrins. »
Elle se mit à me câliner comme un e n f a n t , à m’embrasser, à me cajoler. Finalement, elle me dit avec un doux sourire :
« Habille-toi, maintenant, je t’en prie, tandis que je vais faire ma toilette. Je prendrai ma jaquette de fourrure ? Oui, oui, je le veux, dépêche-toi ! »
Lorsque je revins, elle était debout au milieu de la chambre, vêtue de sa robe de satin blanc, de sa kazabaïka rouge garnie d’hermine, ses cheveux poudrés, un petit diadème de diamant sur le front. Sur le moment, elle me rappela d’une façon inquiétante Catherine II, mais elle ne me laissa pas le temps de la réflexion, elle m’attira à elle sur le sofa et nous passâmes deux heures délicieuses ; ce n’était plus maintenant la sévère et capricieuse maîtresse, c’était la dame élégante, la tendre amante.
Elle me montra des photographies, des livres qui venaient de paraître, et discourut sur ces choses avec tant d’esprit, de clarté et de goût que, plus d’une fois charmé, je portai sa main à mes lèvres. Puis elle me lut deux histoires tirées de Lermontow, et comme j’étais tout auprès du feu, elle posa affectueusement sa petite main sur la mienne, et, tandis que ses adorables traits exprimaient un plaisir ineffable, reflété lui-même dans son doux regard, elle me demanda :
« Es-tu heureux maintenant ?
- Pas encore. »
Elle se renversa alors sur le coussin, et lentement ouvrit sa kazabaïka.
Mais je ramenai vivement l’hermine sur sa gorge d’albâtre.
« Tu me rends fou ! balbutiai-je.
- Alors, viens ! »
Déjà j’étais dans ses bras ; déjà, comme un serpent elle me caressait de sa langue ; puis elle murmura encore une fois :
« Es-tu heureux ?
- Au-delà de toute mesure ! » m’écriai-je .
Elle se mit à rire ; c’était un rire méchant et sonore qui me glaça.
« Autrefois, tu rêvais d’être l’esclave, le jouet d’une belle femme ; maintenant, tu te figures être un homme libre, un homme, mon bien-aimé, fou que tu es… ! Un clignement de mes yeux, et tu seras de nouveau l’esclave.
- À genoux. »
Je me laissai tomber du sofa à ses pieds, mes yeux fixés sur les siens dans le doute.
« Tu peux le croire, dit-elle, en me considérant, ses bras croisés sur sa poitrine, je m’ennuie et tu es, certes, assez bon pour me distraire une couple d’heures. Ne me regarde pas ainsi. »
Elle me poussa du pied.
« Tu n’es que ce que je veux : un homme, une chose, une bête. »
Elle sonna, les négresses entrèrent.
« Liez-lui les mains au dos. »
Je restai agenouillé et me laissai tranquillement faire. Elles me conduisirent alors à la vigne située à l’extrémité méridionale du jardin. Du maïs avait été planté dans la vigne, et çà et là s’élevaient quelques maigres arbrisseaux. Tout à côté se trouvait une charrue.
Les négresses m’attachèrent à un poteau et s’amusèrent à me piquer de leurs épingles à cheveux en or. Cependant, cela ne dura pas longtemps, Wanda survint, sa toque d’hermine sur la tête, les mains dans les poches de sa jaquette ; elle me fit détacher, lier les bras au dos, poser un joug sur la nuque et atteler à la charrue.
Les noires diablesses me poussèrent au champ, l’une guidant la charrue, l’autre me tirant à la corde, et la troisième me faisant marcher à coups de fouet, tandis que Vénus à la fourrure se tenait à côté et les regardait faire.
Le lendemain, comme je servais le dîner, Wanda me dit : « Apporte encore un couvert, afin de manger aujourd’hui avec moi », et comme je voulais m’asseoir en face d’elle : « Non pas, fit-elle, près de moi, tout près de moi. ‘
Elle est de la meilleure humeur possible, elle me fait manger la soupe avec sa propre cuiller, les autres mets avec sa fourchette, pose sa tête sur la table à la façon d’un jeune chat qui folâtre et coquette avec moi. Le malheur veut que je regarde Haydée, qui fait le service à ma place, un peu plus longtemps que, peut-être il convient. La pureté quasi européenne des lignes de son visage, son buste superbe et sculptural, qui semble taillé dans le marbre noir, me plaisent maintenant. La jolie diablesse s’en aperçoit et découvre ses dents dans un rire niais ; à peine a-t-elle quitté la pièce que Wanda bondit, frémissante de colère.
« Quoi, tu oses regarder une autre femme devant moi ! elle te plaît mieux que moi, elle et encore plus diabolique ! »
Je frémis, je ne l’ai encore jamais vue ainsi ; elle a soudain blêmi jusqu’aux lèvres et tremble de tout son corps. Vénus à la fourrure est jalouse de son esclave ! Elle détache brusquement le fouet du clou et me frappe en pleine figure, puis elle appelle les noires servantes, leur ordonne de me ligoter et de me descendre à la cave où elle me jette dans un sombre et humide caveau souterrain, une véritable prison.
Puis la porte se referme, les verrous sont tirés, la clef tourne dans la serrure. Je suis enfermé, enterré.
Je reste étendu là, je ne sais combien de temps, ligoté comme une bête à l’abattoir sur un peu de paille humide, sans lumière, sans eau, sans pain, sans repos. Elle ne manque de rien et me laisse mourir de faim, si bientôt je ne meurs pas de froid. Je tremble de froid. Ou ne serait-ce pas plutôt de fièvre. Je crois que je me mets à haïr cette femme.
Un rayon de clarté, rouge comme du s a n g , filtre par la porte sur le plancher : c’est la lumière, la porte va s’ouvrir.
Wanda paraît sur le seuil, enveloppée de sa fourrure de zibeline et s’éclaire d’un flambeau.
« Tu vis encore ? demande-t-elle.
- Viens-tu pour me tuer ? » répondis-je d’une voix mourante et voilée.
En deux bonds Wanda est auprès de moi, elle s’agenouille auprès de ma couche et presse ma tête sur son sein.
« Es-tu malade ? Comme tes yeux luisent ; m’aimes-tu ? Je veux que tu m’aimes ! »
Elle tire un petit poignard ; je frémis comme la lame brille devant mes yeux, je crois vraiment qu’elle veut me tuer. Mais elle se met à rire et tranche les liens qui m’entravent.
Elle me laisse venir au dîner ce soir, lui faire la lecture et s’entretient avec moi de toutes sortes de questions et de matières intéressantes. Là-dessus elle semble toute métamorphosée, elle paraît honteuse de la sauvagerie qu’elle a témoignée envers moi, de la barbarie avec laquelle elle m’a traité. Une douce tranquillité éclaire tout son être, et quand elle me saisit la main, ses yeux prennent une expression surhumaine de bonté et d’amour qui nous arrache des larmes, lesquelles nous font oublier toutes les souffrances de l’existence et toutes les terreurs de la m o r t .
Je lui lis Manon Lescaut. Elle sent l’application, elle ne dit mot, mais sourit de temps en temps, et finalement ferme le petit livre.
« Ne voulez-vous plus lire, Madame ?
-
Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, jouons à la Manon Lescaut. J’ai un rendez-vous aux Cascines, et vous, mon cher chevalier, vous m’y accompagnerez ; je sais que vous le ferez, n’est-ce pas ?
-
Vous ordonnez !
-
Je n’ordonne pas, je vous prie », dit-elle avec un charme amoureux irrésistible, puis elle se leva, posa la main sur mon épaule et, me regardant, s’écria : « Oh ! ces yeux ! je t’aime, Séverine, tu ne sais pas combien je t’aime !
-
Oui, repris-je amèrement, au point de donner un rendez-vous à un autre.
-
Je fais ça pour t’exciter, répondit-elle vivement ; il me faut un adorateur pour ne pas te perdre, je ne veux jamais te perdre, non, jamais, entends-tu ? car je n’aime que toi, toi seul. »
Elle se pendit passionnément à mes lèvres.
« Oh ! que ne puis-je, comme je le voudrais, te donner toute mon âme dans un baiser, comme ça… mais maintenant, viens. »
Elle passa un simple vêtement de soie noire et se couvrit la tête d’un sombre bachelik. Puis elle traversa rapidement la galerie et monta en voiture.
« Grégoire me conduira », cria-t-elle au cocher qui se retira tout surpris.
Je grimpai sur le siège et fouettai furieusement les chevaux.
À l’endroit des Cascines, où l’allée principale épaissit ses frondaisons, Wanda descendit. Il faisait nuit. Quelques étoiles solitaires brillaient à travers les nuages gris qui couraient par le ciel. Près de l’Arno se tenait un homme, vêtu d’un manteau sombre et coiffé d’un chapeau de brigand, qui contemplait les flots jaunâtres. Wanda s’avança vivement de son côté à travers le fourré et lui frappa sur l’épaule. Je remarquai encore comme il se tourna vers elle, puis ils disparurent derrière la muraille de verdure.
Une heure de t o r t u r e s’écoula pour moi. Enfin, un bruissement se fit entendre du côté du fourré ; ils revenaient.
L’homme l’accompagna à la voiture. La vive lumière de la lanterne tomba en plein sur un visage jeune, doux et romanesque au-delà de toute expression, que je n’avais jamais vu et qu’encadraient de longs cheveux blonds et bouclés.
Elle lui tendit la main qu’il baisa respectueusement, puis elle me fit signe, et la voiture fila le long de l’interminable avenue touffue, semblable à une tenture verte posée contre le fleuve.
On sonne à la porte du jardin. C’est un visage connu. C’est l’homme des Cascines.
« Qui dois-je annoncer ? demandai-je en français. »
Mon interlocuteur secoua la tête d’un air embarrassé.
« Ne comprendriez-vous pas un peu l’allemand ? demanda-t-il timidement.
-
Si, vraiment ! repris-je en allemand, j’ai l’honneur de vous demander votre nom.
-
Hélas ! je n’en ai malheureusement point, répondit-il tout confus ; dites seulement à votre maîtresse que le peintre allemand des Cascines est ici et la prie… mais la voici ! »
Wanda s’était avancée sur le balcon et faisait signe à l’étranger d’entrer.
« Grégoire, accompagnez monsieur », me cria-t-elle.
Je conduisis le peintre vers l’escalier.
« Pardon, je trouverai bien ; je vous remercie infiniment. »
Là-dessus, il grimpa les marches. Je restai en bas debout, et examinai le pauvre peintre avec une profonde compassion.
Vénus à la fourrure a ensorcelé son âme dans les tresses de sa rutilante chevelure. Il va faire son portrait et en deviendra fou.
Superbe journée d’hiver : le soleil brille comme l’or sur les feuilles et sur l’herbe de la pelouse. Les camélias au pied de la galerie s’épanouissent orgueilleusement dans l’éclat de leurs plus riches boutons. Wanda et assise dans la loggia et dessine, tandis que le peintre allemand se tient à ses côtés, les mains l’une dans l’autre comme en adoration et la regarde… Il examine son visage et, indifférent à tout le reste, plonge ses yeux dans les siens.
Quant à elle, elle ne le voit pas, elle ne voit pas non plus que je bêche le parterre afin de la contempler et de sentir sa présence qui, comme une musique, comme une poésie, berce mon âme.
Le peintre est parti. C’est une entreprise hasardeuse, mais je l’ose. J’entre dans la galerie, m’approche tout près de Wanda et lui demande : « Aimes-tu le peintre, maîtresse ? »
Elle me regarde sans colère, secoue la tête, et puis se met à rire.
« J’ai pitié de lui, répond-elle, mais je ne l’aime point. Je n’aime personne. Je t’ai aimé aussi profondément, aussi passionnément, aussi intimement que je pouvais aimer, mais maintenant, je ne t’aime plus, mon coeur et flétri, il est m o r t , et c’est ce qui me fend le coeur.
-
Wanda ! m’écriai-je, frappé de douleur.
-
Et bientôt tu ne m’aimeras plus toi-même, continua-t-elle ; dis-moi si ce moment est si éloigné, car je te rendrai la liberté.
-
Alors, je reste toute ma vie ton esclave, car je t’adore et t’adorerai toujours ! » m’écriai-je, saisi et repris de ce fanatique amour, qui déjà m’avait été si funeste.
Wanda me regarda avec un plaisir singulier.
« Rappelle-toi bien, dit-elle, que je t’ai aimé au-delà de toute expression, que je me suis conduite en despote envers toi, afin de gratifier ta fantaisie, que mon coeur est encore animé envers toi de doux sentiments de cette nature, d’une sorte de sympathie intime ; et lorsque celle-ci aura disparu, qui sait si je te rendrai la liberté, si alors je ne deviendrai pas vraiment cruelle, impitoyable ; voire barbare envers toi, si alors que je serai indifférente ou en aimerai un autre, cela ne me causera pas une joie diabolique de tourmenter, de t o r t u r e r et de voir mourir d’amour pour moi l’homme qui m’adore comme une déesse. Rappelle-toi bien cela !
-
J’ai songé à tout depuis longtemps, répondis-je, dévoré de fièvre, je ne puis exister, je ne puis vivre sans toi ; je mourrai si tu me rends la liberté ; laisse-moi être ton esclave, tue-moi, mais ne me chasse pas de ta présence.
-
Eh ! bien, sois donc mon esclave ! reprit-elle, mais n’oublie pas que je ne t’aime plus, et que, par conséquent, ton amour n’a pas plus de valeur pour moi que l’attachement d’un chien, or on chasse un chien. »
Aujourd’hui, j’ai visité la « Vénus de Médicis ». Il était encore temps, la petite salle octogone de la Tribunal était remplie d’une douce clarté crépusculaire comme celle d’un sanctuaire, et je me tins debout, les mains jointes, en profonde méditation devant l’image muette de la déesse.
Mais je ne demeurai pas longtemps debout.
Il n’y avait alors personne, pas même un Anglais dans la galerie, et je tombai à genoux et, de mes yeux mi-clos, je contemplai le svelte et ravissant corps, la gorge épanouie de la voluptueuse figure virginale, les boucles parfumées qui, de chaque côté, paraissent masquer de petites cornes.
J’entends la sonnette de la maîtresse.
Il est midi. Elle et encore au lit, les bras repliés sous la nuque.
« Je vais me baigner, dit-elle, et tu vas me servir. Ferme la porte. »
J’obéis.
« Maintenant, va en bas, et assure-toi que tout est également clos. »
Je descends l’escalier tournant, qui conduit de sa chambre à coucher à la salle de bain ; soudain le pied me manqua, je dus m’appuyer à la rampe de fer. Après que j’eus trouvé fermée la porte qui conduit dans la loggia et dans le jardin, je revins. Wanda, les cheveux défaits, vêtue de sa pelisse de velours vert, était assise sur le lit. Elle fit un mouvement rapide qui me permit de me rendre compte qu’elle n’avait que sa fourrure pour tout vêtement, et je ne sais pourquoi je m’épouvantais, comme un condamné à m o r t qui sait qu’il va à l’échafaud et commence à trembler à sa vue.
« Viens, Grégoire, prends-moi dans tes bras.
-
Comment, maîtresse ?
-
Maintenant, il te faut me porter, n’entends-tu pas ? »
Je la soulevai, de façon à ce qu’elle fût assise dans mes bras, tandis qu’elle m’entourait le cou des siens, et comme je la descendais ainsi lentement, marche par marche, et que, de temps à autre, ses cheveux frôlaient ma joue, que son pied s’appuyait légèrement sur mon genou, je me mis à fléchir sous l’adorable charge et pensai à tout moment m’effondrer sous elle. La salle de bain occupait une vaste et haute rotonde qu’éclairait une lumière douce et reposante tombant de la rouge coupole de verre. Deux palmiers étendaient leurs larges feuilles comme un toit de verdure au-dessus d’un lit de repos formé de coussins de velours rouge, d’où des degrés recouverts de tapis turcs conduisaient au large bassin de marbre situé au centre.
« En haut, sur ma table de nuit, se trouve un volume vert, dit Wanda, tandis qu’elle s’étendait sur le lit de repos, apporte-le-moi, ainsi que le fouet. »
Je montai quatre à quatre et redescendis de même, puis, m’agenouillant, déposai les deux objets dans les mains de la maîtresse, qui ensuite me fit réunir sa luxuriante chevelure électrique en un gros nœud et la nouer d’un ruban de velours vert. Ceci fait, je préparai le bain et me montrai fort maladroit à cet égard, les mains et les pieds me refusaient tout service, et chaque fois que je contemplais la belle femme étendue sur les coussins de velours rouge, et, de temps à autre, une partie ou l’autre de son superbe corps dont le vif éclat contrastait avec la sombre fourrure - car ma contemplation était involontaire.
J’étais poussé par une f o r c e magnétique - j’éprouvais combien toute volupté, toute concupiscence réside seulement dans le déshabillé, dans le nu excitant, et j’éprouvais encore plus vivement cette sensation quand enfin le bassin fut rempli et que Wanda, d’un seul geste, rejeta le manteau de fourrure, et se tint devant moi comme la déesse de la Tribuna.
À ce moment, dans sa beauté dévoilée, elle m’apparut si divine, si chaste, que, comme jadis devant la déesse, je tombai à genoux devant elle et, comme en adoration, pressai mes lèvres sur son pied.
Mon âme, si récemment encore en proie à la plus vive agitation, redevint tout à coup calme, et Wanda n’eut plus alors aucune cruauté pour moi…
Elle descendit lentement les marches et je pus - avec une joie tranquille à laquelle pas la moindre t o r t u r e ni la moindre jalousie ne venaient se mêler - la contempler à mon aise, comme elle plongeait et replongeait dans l’onde cristalline, et comme les vagues qu’elle soulevait elle-même, se jouaient amoureusement autour d’elle.
Notre artiste nihiliste a bien raison : une pomme naturelle est plus belle qu’une pomme peinte, et une femme vivante et plus belle qu’une Vénus de pierre.
Et comme elle sortait du bain et que les gouttelettes argentées et la lumière rosée ruisselaient sur elle, un muet ravissement s’empara de moi. Je la frottai de linge, séchant son admirable corps, et cette calme béatitude persista encore en moi, alors qu’enveloppée du grand manteau de velours, elle reposait sur les coussins tout en posant un pied sur moi comme sur un tabouret ; l’élastique fourrure de zibeline se collait presque avec convoitise à son frais corps de marbre et le bras gauche sur lequel elle s’appuyait, comme un cygne endormi, s’étalait dans la fourrure sombre de la manche, alors que de sa main droite elle jouait nonchalamment avec le fouet.
Mes regards se portèrent par hasard sur le miroir massif pendu au mur opposé et je jetai un cri quand je nous vis dans son cadre doré comme dans un tableau ; or ce tableau était si merveilleusement beau, si étrange, si fantastique qu’une profonde tristesse envahit mon âme à la pensée que ses lignes et ses couleurs s’évanouiraient comme un brouillard.
« Qu’as-tu ? » demanda Wanda.
J’indiquai le miroir.
« Ah ! il est beau de son espèce, s’écria-t-elle, c’est dommage qu’on ne puisse conserver le coup d’œil.
- Et pourquoi pas ? dis-je, cet artiste ne serait-il pas le plus fier, et ne deviendrait-il pas le plus fameux des peintres si tu posais devant lui, d’éterniser tes traits à l’aide du pinceau ?… La pensée que cette beauté extraordinaire, continuai-je en la contemplant avec enthousiasme, cette superbe physionomie, ces yeux étranges aux reflets verts, cette chevelure démoniaque, cette splendeur de corps, seront perdus pour le monde, est atroce, et m’inflige toutes les affres de la m o r t , de l’anéantissement ; mais la main de l’artiste te ravira à cet anéantissement ; tu n’as pas, comme nous autres, le droit de disparaître entièrement et pour toujours, sans laisser derrière toi une trace de ton existence ; tes traits doivent vivre, lorsque tu seras retournée en poussière, ta beauté doit triompher de la m o r t ! »
Wanda se prit à rire.
« Grand dommage que l’école italienne d’aujourd’hui ne possède plus de Titien ni de Raphaël, dit-elle ; peut-être pourtant que l’amour peut remplacer le génie, et qui sait si notre petit Allemand ?…
Elle devint songeuse.
« Oui, il fera mon portrait, reprit-elle tout à coup, et pour cela, j’aurai soin qu’il mêle l’amour à ses couleurs. »
Le jeune peintre a établi son atelier dans la villa de Wanda ; elle l’a parfaitement pris au piège. Il a même commencé une madone, une madone à la chevelure de feu et aux yeux verts. Il n’y a que l’idéalisme d’un Allemand pour faire du portrait de cette femme voluptueuse l’image de la virginité ! Le pauvre garçon est vraiment presque encore un plus grand âne que moi ! Seulement, le malheur veut que notre Titania a découvert trop tôt nos oreilles d’âne.
Maintenant, elle rit de nous, et comme elle rit, j’entends son rire insolent et mélodieux résonner dans l’atelier, sous la fenêtre ouverte duquel je me tiens et écoute en véritable jaloux.
« Êtes-vous fou ? Moi, ah ! c’est à ne pas y croire, moi en madone ! s’écria-t-elle en riant à nouveau ; attendez un peu, je vais vous montrer un autre portrait de moi, un portrait que j’ai peint moi-même, vous me le copierez. »
Sa tête, comme embrasée des rayons du soleil, parut à la fenêtre.
« Grégoire ! »
Je gravis rapidement les marches et me dirigeai vers l’atelier par la galerie.
« Conduis-le à la salle de bain », commanda Wanda, tout en se retirant précipitamment.
Nous nous dirigeâmes vers la rotonde et j’ouvris la porte du dedans.
Au bout de quelques instants survint Wanda, vêtue seulement de la fourrure de zibeline et le fouet à la main ; elle s’étendit comme la dernière fois sur les coussins de velours ; je me posai à ses pieds ; elle, à son tour, posa l’un des siens sur moi tandis que, de son pied gauche, elle jouait avec le fouet.
Regarde-moi, dit-elle, avec ton regard fanatique ; comme ça, c’est bien.
Le peintre était devenu effroyablement blême, il contemplait la scène avec ses beaux yeux bleus rêveurs, ses lèvres s’entrouvraient, mais demeuraient muettes.
« Eh ! bien, demanda Wanda, comment te va ce tableau ?
- Oui, je vous peindrai ainsi ! » dit l’Allemand, mais ce n’était à proprement dire pas un parler, c’était un gémissement éloquent, le pleur d’une âme malade, agonisante.
L’esquisse au fusain est prête, les têtes, les chairs sont campées, son visage diabolique se présente déjà dans ses lignes hardies, la vie brille dans les yeux verts.
Wanda se tient debout devant la toile, les bras croisés sur la poitrine.
« Comme beaucoup d’œuvres de l’école vénitienne, ce tableau sera à la fois un portrait et un sujet historique, explique le peintre, devenu de nouveau pâle comme la m o r t .
-
Et sous quel nom alors voulez-vous le désigner ? demanda-t-elle ; mais qu’avez-vous ? Seriez-vous malade ?
-
J’en ai peur, répondit-il, en dévorant des yeux la belle femme en fourrure, mais parlons du tableau.
-
Oui, parlons un peu du tableau !
-
Je me figure, dit le peintre, la déesse qui est descendue de l’Olympe vers un m o r t el, et qui, gelant sur cette terre moderne, cherche à réchauffer son corps auguste sous une grande et lourde fourrure et ses pieds dans le giron de son bien-aimé ; je me figure le protégé d’une belle despote qui fouette son esclave lorsqu’elle et fatiguée de l’embrasser et qui en sera d’autant plus follement épris qu’elle le foulera davantage aux pieds, c’est pourquoi j’appellerai ce tableau « Vénus à la fourrure ».
L’artiste peint lentement et sa passion n’en devient que plus vive. Je crains qu’à la fin il ne se suicide. Elle joue avec lui et lui propose une énigme qu’il ne peut résoudre et il sent son s a n g bouillonner, mais elle s’en amuse.
Pendant la pose, elle mange des bonbons, roule des boulettes de papier et les lui jette.
« Je suis heureux de vous voir en si bonne humeur, Madame, dit le peintre, mais votre visage a perdu toute l’expression dont j’ai besoin pour mon tableau.
- Patientez un instant, reprit-elle en riant, je vais reprendre cette expression. »
Elle se dressa et me lança un coup de fouet ; le peintre la considéra d’un air interdit, son visage dépeignait un étonnement naïf, où se mêlaient l’horreur et la surprise.
Tandis que Wanda me frappait, son visage prenait de plus en plus cette expression de cruel dédain que me ravit d’une façon si inquiétante.
« Est-ce là l’expression dont vous avez besoin pour votre tableau ? » s’écria-t-elle.
Tout confus, le peintre baissa le regard sous le froid rayon de son œil.
« C’est bien l’expression, balbutia-t-il, mais je ne puis plus peindre maintenant.
-
Comment ? demanda Wanda d’un air moqueur, ne pourrais-je peut-être pas vous aider ?
-
Si fait ! cria l’Allemand, comme un dément, fouettez-moi aussi.
-
Oh ! avec plaisir, répondit-elle, en haussant les épaules, mais quand je me sers du fouet, c’est pour de bon.
-
Fouettez-moi jusqu’à la m o r t ! s’écria le peintre.
-
Laissez-moi alors vous ligoter ? demandait-elle en riant.
-
Certainement ! » gémit-il.
Wanda quitta la pièce un moment, et revint bientôt munie de cordes.
« Ainsi, vous avez le courage de vous livrer à la merci de Vénus à la fourrure, la belle despote ! reprit-elle d’un air railleur.
- Ligotez-moi », répondit le peintre sourdement.
Wanda lui lia les mains derrière le dos, lui passa une corde sous les bras et une seconde autour du corps et l’attacha ainsi à l’espagnolette, puis elle rejeta sa fourrure en arrière, saisit le fouet et s’avança vers l’Allemand.
Cette scène avait pour moi un charme lugubre que je ne saurais dépeindre ; je sentis mon cœur bondir, lorsque, en riant, elle appliqua le premier coup et que le fouet se mit à siffler dans l’air ; en le sentant, le peintre se mit à trembler légèrement, puis, la bouche entrouverte, de façon que ses dents brillaient entre ses lèvres purpurines, elle se mit à frapper à coups redoublés jusqu’à ce qu’enfin les touchants yeux bleus du malheureux semblèrent implorer grâce. C’était indescriptible.
Maintenant, elle est seule à poser. L’artiste travaille à la tête.
Wanda m’a posté dans la pièce contiguë, derrière la lourde portière, où l’on ne me voit pas et d’où je puis voir tout ce qui se passe.
Qu’a-t-elle ?
A-t-elle peur de lui ? Elle l’a assez rendu fou, ou bien est-ce un nouveau supplice qui se prépare pour moi. Les genoux me tremblent.
Ils parlent ensemble. Il baisse tellement la voix que je ne puis rien comprendre ; elle lui répond de la même façon. Que signifie cela ? Ils sont évidemment d’accord.
Je souffre horriblement, mon cœur saute à se rompre.
Maintenant, il s’agenouille devant elle, il l’enlace et appuie sa tête sur sa poitrine, et elle, la cruelle, elle rit, et maintenant je l’entends dire tout haut
« Ah ! vous avez encore besoin du fouet !
-
Femme ! déesse ! n’as-tu donc point de cœur, ne peux-tu m’aimer ? s’écrie l’Allemand ; ne sais-tu pas ce qui s’appelle aimer, se consumer de passion, dans l’attente ? Ne peux-tu te figurer un seul instant, ce que je souffre ? N’as-tu donc aucune pitié de moi ?
-
Aucune, reprit-elle insolemment et méchamment, seulement le fouet ! »
Elle tira vivement l’instrument de la poche de sa pelisse et en frappa le peintre en pleine figure. Elle se leva et recula de deux pas.
« Ne pouvez-vous plus peindre maintenant ? » demanda-t-elle d’un air d’indifférence.
Il ne lui répondit pas, mais retourna au chevalet et saisit palette et pinceaux.
Elle est merveilleusement réussie, c’est un portrait qui reproduit ses traits, et paraît en même temps un idéal, tellement ardentes, surnaturelles, je dirais même diaboliques, sont les couleurs.
L’artiste y a peint sa t o r t u r e , son adoration, son imprécation.
Maintenant, il me peint ; nous sommes tous les jours seuls quelques heures. Aujourd’hui, il s’et tourné tout à coup vers moi et m’a dit :
« Vous aimez cette femme ?
-
Oui ?
-
Je l’aime aussi. »
Ses yeux se baignèrent de larmes. Il demeura quelques instants silencieux, puis se remit à peindre.
Le tableau est prêt. Elle voulut le payer, généreusement, à la façon des reines.
« Oh ! vous m’avez déjà payé ! » dit-il, refusant avec un douloureux sourire.
Avant de partir, il ouvrit mystérieusement son portefeuille, et me laissa y plonger le regard. J’eus peur. J’y vis la tête de Wanda vivante comme dans un miroir.
« Ceci je l’emporte pour moi, dit-il, c’est à moi, elle ne peut me le ravir, je l’ai gagné assez durement. »
« Ce pauvre peintre me fait vraiment de la peine, me dit-elle aujourd’hui, c’est idiot d’être aussi vertueuse que je le suis. Ne penses-tu pas ainsi ? »
Je n’osai pas lui répondre.
« Oh ! j’oubliais que je parlais à un esclave… je veux sortir, je veux me distraire et oublier. Ma voiture… vite ! »
Nouvelle toilette fantastique : demi-bottes russes en velours bleu-v i o l et, garnies d’hermine, robe de même étoffe, maintenue et relevée à l’aide d’étroites bandes et de cocardes de même fourrure, un court paletot collant correspondant à la robe, et, comme elle, richement garni et doublé d’hermine ; une haute toque d’hermine, à la mode de Catherine II, retenue par une agrafe en brillants, les cheveux incandescents flottant sur les épaules. C’est ainsi qu’elle monta sur le siège et conduisit elle-même. Je pris place derrière elle. Il fallait la voir fouetter les chevaux. L’attelage rasait le sol.
Il est évident qu’aujourd’hui elle fera sensation, subjuguera les coeurs et y réussira complètement. Aujourd’hui, elle et la lionne des Cascines. On la salue sur les voitures ; dans les allées se forment des groupes de promeneurs qui s’entretiennent d’elle. Mais elle ne remarque personne ; ici et là elle incline légèrement la tête devant le salut d’un cavalier plus âgé.
Sur ces entrefaites survient un jeune homme, monté sur un superbe cheval noir et fougueux ; en apercevant Wanda, il modère son allure et lui fait prendre le pas ; déjà il et tout près, il s’arrête et la laisse passer devant, et maintenant elle regarde aussi la lionne des lions. Leurs yeux se rencontrent et, tout en filant devant lui, elle ne peut se soustraire à la f o r c e magique des siens et tourne la tête de son côté.
Suffoqué par ce regard mi-surpris, mi-ravi dont elle enveloppe le jeune homme, le coeur me manque ; mais ce regard gagne celui-ci.
C’est parbleu un bel homme. Non, c’est plus, un homme, comme je n’en ai encore jamais vu de vivant. Il est au Belvédère, taillé dans le marbre ; ce sont les mêmes muscles déliés mais de fer, le même visage, les mêmes boucles ébouriffées, et ce qui lui donne une beauté caractéristique et qu’il ne porte pas de barbe. S’il avait les hanches plus larges on pourrait le prendre pour une femme déguisée, la bouche et du même dessin ; il a des lèvres de lionne qui laissent voir une partie des dents et donnent parfois à son visage une expression cruelle.
Apollon, qui fit écorcher vif le Satyre Marsyas !
Il porte des bottes à l’écuyère, une culotte de cuir blanc étroite et collante, un dolman fourré, de drap noir garni d’astrakan et de riches brandebourgs, dans le genre de ceux que portent les officiers italiens ; sur ses boucles noires, un fez rouge.
Maintenant, je comprends l’Éros mâle et j’admirerais un Socrate qui resterait vertueux devant un pareil Alcibiade.
Je n’ai encore jamais vu ma lionne dans un pareil état de surexcitation. Ses joues flambaient au moment où elle s’élança de voiture devant le perron de sa villa, en gravit rapidement les marches et d’un coup d’œil impérieux m’ordonna de la suivre.
Tout en se promenant à grands pas de long en large dans sa chambre, elle commença ainsi, d’un air haineux qui me fit peur :
« Tu vas te renseigner sur l’homme qui était aux Cascines, et aujourd’hui encore, va-t’en…
-
Oh ! quel homme ! l’as-tu vu ? Qu’en dis-tu ? Parle.
-
L’homme est beau, répondis-je sourdement.
-
Il est si beau… - elle se tint au milieu de la pièce et s’appuya au dossier d’un siège - que j’en ai perdu la respiration.
-
Je comprends l’impression qu’il t’a faite, répondis-je ; - ma fantaisie m’entraîna de nouveau dans un tourbillon échevelé - j’étais moi-même hors de moi, et je puis m’imaginer…
-
Tu peux t’imaginer, fit-elle en riant, que cet homme est mon amant, qu’il te fouette et que c’est un plaisir pour toi d’être frappé par lui. Maintenant, va ! »
Je réussis à le découvrir avant la chute du jour. À mon retour, Wanda était encore en pleine toilette, étendue sur le sofa, la tête plongée dans les mains, les cheveux en désordre, comme la crinière d’un lion.
« Comment se nomme-t-il ? demanda-t-elle, avec un calme inquiétant.
-
Alexis Papadopolis.
-
Un Grec, alors ? »
Je fis un signe de tête affirmatif.
« Il est très jeune.
-
À peine plus âgé que toi. On dit qu’il a fait ses études à Paris et est connu pour un athée ; qu’il a combattu à Candie contre les Turcs et qu’au cours de la lutte il ne s’est pas peu fait remarquer par sa haine de race et par sa cruauté, de même que par sa bravoure.
-
Ainsi, en tout et pour tout un mâle ! s’écria-t-elle, les yeux étincelants.
-
Actuellement, il vit à Florence, continuai-je. Il serait énormément riche.
-
Quant à cela, je ne l’ai pas demandé, fit-elle vivement et en hachant ses mots.
-
L’homme est dangereux, reprit-elle, après une pause. N’as-tu pas peur de lui ? Quant à moi, j’en ai peur. A-t-il une femme ?
-
Non.
-
Une maîtresse ?
-
Non plus.
-
Quel théâtre fréquente-t-il ?
-
Ce soir il va au théâtre Nicolini, où la sympathique Virginia Marini et Salvini, le premier chanteur actuel de l’Italie, peut-être de toute l’Europe, doivent jouer.
-
Aie soin de retenir une loge, vite ! commanda-t-elle.
-
Mais, Madame…
-
Veux-tu goûter du fouet ? »
« Tu peux attendre au parterre », dit-elle, comme je posai sa lorgnette et son programme sur le devant de la loge et lui poussai son tabouret en place.
Je suis au parterre, f o r c é de m’adosser au mur pour ne pas m’effondrer de jalousie et de colère, non, colère n’est pas le mot propre, c’est angoisse m o r t elle que je devrais dire.
Je l’aperçois en costume de moire bleue, son grand manteau d’hermine posé sur ses épaules nues ; elle est dans sa loge qui fait vis-à-vis à celle occupée par le Grec. Je vois comme ils se dévorent mutuellement des yeux, qu’aujourd’hui pour eux deux la scène, la Paméla de Goldoni, Salvini, Marini, le public, le monde entier même, n’existent plus ; et moi, que suis-je en ce moment ?
Aujourd’hui, elle va au bal du ministre de Grèce. Sait-elle l’y rencontrer ?
Elle ne s’est pas mise en grands frais de toilette. Un costume de soie épaisse vert de mer dessine ses formes divines, laissant à nu son buste et ses bras ; sa chevelure façonnée en un seul nœud incandescent, orné d’un nénuphar blanc sur sa verte tige, retombe sur son cou en une natte unique. Son expression ne porte pas la moindre trace d’émotion qui puisse laisser soupçonner l’état de fièvre intense qui agite son âme ; elle est calme, si calme, que mon s a n g se fige et que je sens mon cœur se refroidir sous son regard. Lentement, avec une majesté indolente et langoureuse, elle gravit les degrés de marbre, laisse trainer derrière elle son opulent manteau, et pénètre nonchalamment dans la salle, que la fumée de centaines de bougies a remplie d’un nuage argenté.
En un clin d’oeil, elle se perd à mes yeux et je ramasse sa pelisse, qui, sans que je le sache, et tombée de mes mains.
Je baise la pelisse et mes yeux se remplissent de larmes.
C’est lui.
Vêtu d’un costume de soie noire garni de coûteuse zibeline sombre, c’est le beau et fier despote qui se joue de la vie et de l’âme des hommes. Il est dans le vestibule, regarde hautainement autour de lui et laisse ses yeux reposer longtemps sur moi d’une façon inquiétante.
Sous ce regard d’acier, cette affreuse angoisse m o r t elle, le soupçon que cet homme peut la captiver, la prendre, la subjuguer, me saisissent de nouveau, et un sentiment de honte, d’envie, de jalousie à l’égard de sa puissante virilité m’envahit l’âme.
Combien pleinement je ressens que je ne suis qu’un homme à l’esprit faible et confus ! Et ce qui et le plus ignominieux et que je devrais haïr cet homme et ne le puis. Et comment se fait-il que lui aussi m’ait pleinement reconnu dans une foule de laquais ?
Il me fait signe, d’un mouvement de tête d’une distinction inimitable, de m’approcher de lui, et moi, j’obéis à ce signe, malgré moi.
« Enlève-moi ma fourrure », commande-t-il tranquillement.
La révolte de mon âme me fit trembler de tout mon être, mais j’obéis, soumis comme un esclave.
J’attendis impatiemment toute la nuit, délirant comme en état de fièvre. Des tableaux étranges passaient devant mes yeux ; je les voyais se rencontrer, leur premier long regard ; je la voyais suspendue à son bras à travers la salle de bal, ivre, les paupières mi-closes, reposant sur sa poitrine ; je le voyais au sanctuaire de l’amour, non pas en esclave, mais en maître, étendu sur le sofa et elle à ses pieds ; je me voyais le servant à genoux ; je voyais le plateau à thé trébucher dans ma main et lui saisir le fouet !
Maintenant, les laquais s’entretiennent de lui.
Cet homme est comme une femme, il sait qu’il est beau et se conduit en conséquence ; il change quatre ou cinq fois par jour sa coquette toilette comme une vraie courtisane.
À Paris, il se montra deux fois en public habillé en femme et les hommes le bombardèrent de lettres d’amour. Un chanteur italien, déjà célèbre par son talent et ses aventures galantes, f o r ç a sa porte et menaça, à genoux, de se tuer s’il ne satisfaisait pas sa passion.
« Je regrette, reprit le Grec en riant, j’aurais grand plaisir à vous satisfaire, mais il ne reste plus qu’à appliquer votre arrêt de m o r t , car… je suis un homme ! »
On commence déjà à quitter la salle, mais elle ne songe évidemment pas encore à en sortir.
Le jour perce déjà à travers les persiennes.
Enfin, voici le frou-frou de son lourd costume, glissant autour d’elle comme des vagues verdâtres ; elle s’avance pas à pas en conversation avec lui.
Pour elle je n’existe presque plus, elle ne prend même plus la peine de me donner des ordres.
« Le manteau de Madame », commande-t-il ; naturellement il ne songe nullement à la servir.
Tandis que je l’entoure de la pelisse, elle se tient auprès de lui, les bras croisés. Mais comme, m’étant mis à genoux, je lui passe ses chaussures fourrées, elle pose légèrement sa main sur l’épaule du Grec et demande
« Que vous semble-t-il de la lionne ?
- Si le lion qu’elle a choisi, vit avec elle, et est attaqué par un autre, se mit à dire l’Apollon, que la lionne se couche et contemple la lutte, et si son mari est dessous, qu’elle ne lui porte pas secours, qu’elle le laisse avec indifférence mourir dans son s a n g sous la griffe de son rival, et qu’elle suive le vainqueur, le plus fort, ce qui est de la nature de la femme. »
À ce moment, ma lionne me lança un coup d’oeil rapide et étrange.
Cela me fit frissonner, je ne sais pourquoi, et la rouge lumière matinale nous inonda tous les trois de s a n g , elle, lui et moi.
Elle ne se coucha pas, mais enleva seulement sa toilette de bal et défit ses cheveux, puis elle m’ordonna d’allumer du feu et se tint auprès de la cheminée, regardant fixement le foyer.
« N’as-tu plus besoin de moi, maîtresse ? » demandai-je ; la voix me manqua sur le dernier mot.
Wanda secoua la tête.
Je quittai la pièce, allai par la galerie et m’assis sur les marches qui conduisent au jardin. De l’Arno soufflait un léger vent du nord, une fraîcheur froide et humide ; au loin, les vertes collines étaient enveloppées de nuages roses, une vapeur d’or planait sur la ville et la coupole du Dôme.
Quelques étoiles scintillaient encore au ciel bleu pâle.
J’enlevai mon vêtement et appuyai mon front brûlant sur le marbre. Tout ce qui s’était passé jusqu’ici me paraissait un jeu d’e n f a n t ; mais maintenant c’était la réalité, l’effroyable réalité.
Je pressentis une catastrophe, je la vis devant moi, je pouvais la saisir des mains, mais le courage me manqua pour l’affronter, ma f o r c e était brisée. Et si je suis homme d’honneur, ni les douleurs physiques, ni les souffrances morales qui peuvent fondre sur moi, ni les mauvais traitements qui, peut-être, me menacent, ne m’effrayeront pas.
J’éprouve maintenant une crainte, la crainte de perdre cette femme que j’ai aimée avec une sorte de fanatisme ; mais cette crainte est si puissante, si écrasante, que, tout à coup, je me mets à s a n g loter comme un e n f a n t .
Le lendemain, elle resta enfermée dans sa chambre et se fit servir par une des négresses. Comme l’étoile du soir commençait à poindre dans le ciel bleu, je l’aperçus traversant le jardin, et, comme je la suivais prudemment de loin, je la vis entrer dans le temple de Vénus. Je me glissai furtivement sur ses pas, m’approchai et regardai par la fente de la porte.
Elle se tenait devant l’auguste Iatue de la déesse, les mains jointes, comme en prière, et la lumière sacrée de l’étoile d’amour l’éclairait de ses rayons bleus.
La nuit, sur mon lit, l’angoisse de la perdre, le désespoir v i o l ent qui fait de moi, libertin, un héros, m’étreignent. J’allume la petite lampe à huile rouge, qui pend dans le corridor sous une image de sainteté et me rends dans sa chambre à coucher, en ayant soin de voiler la lumière avec la main.
La lionne, enfin vaincue par la fatigue, complètement anéantie, dormait étendue sur le dos, les poings fermés et respirait bruyamment. Elle paraissait angoissée par un songe. Lentement, je retirai la main et laissai tomber dans toute sa crudité la clarté rougeâtre sur son admirable visage.
Cependant, elle ne s’éveilla pas !
Je posai sans bruit la lampe sur le plancher, m’effondrai devant le lit de Wanda et posai ma tête sur son bras doux et tiède.
Elle se remua un moment, mais ne s’éveilla encore pas. Je ne sais combien de temps je demeurai ainsi au milieu de la nuit, pétrifié d’une atroce t o r t u r e .
Enfin, un v i o l ent frémissement me saisit et je pus pleurer, mes larmes coulèrent sur son bras. Elle tressaillit plusieurs fois des pieds à la tête, se souleva enfin, se frotta les yeux et me regarda.
« Séverine ! » s’écria-t-elle, plus effrayée que colère.
Je ne trouvai aucune parole.
« Séverine, continua-t-elle doucement, qu’as-tu ? Es-tu malade ? »
Sa voix était si compatissante, si bonne, si affectueuse qu’elle m’arracha le cœur comme avec des tenailles rougies au feu et je commençai à s a n g loter tout haut.
« Séverine, reprit-elle à nouveau, pauvre, malheureux ami ! » Sa main passa tendrement sur ma chevelure. « Je souffre, je souffre pour toi, mais je ne puis te secourir, avec la meilleure volonté du monde, je ne connais aucun remède pour toi.
-
Oh ! Wanda, cela doit être ? Gémisse-t-je dans ma douleur.
-
Quoi, Séverine ? De quoi parles-tu ?
-
Ne m’aimes-tu donc plus ? Continuai-je, n’éprouves-tu pas un peu de pitié pour moi ? Le bel étranger t’a donc déjà complètement subjuguée ?
-
Je ne puis mentir, répondit-elle doucement, après une légère pause, il m’a fait une impression que je ne puis comprendre, sous laquelle je souffre moi-même et tremble, une impression comme je l’ai trouvée dépeinte dans les poètes, comme je l’ai vue au théâtre, mais que je regardais comme une création de l’imagination.
-
Oh ! cet homme est comme un lion, fort, beau et fier et néanmoins tendre, pas barbare comme nos hommes du Nord. Cela me fait mal pour toi, crois-moi, Séverine ; mais il me faut le posséder ; que dis-je ? il me faut me livrer à lui, quand il lui plaira.
-
Songe à ton honneur, Wanda, que jusqu’ici tu as gardé intact, m’écriai-je, si désormais je ne suis plus rien pour toi.
-
J’y songe, reprit-elle, je veux être forte aussi longtemps que je le pourrai, je veux - de honte elle cacha sa figure dans l’oreiller - devenir sa femme, s’il me veut pour telle.
-
Wanda ! » criai-je, étreint de nouveau par cette angoisse m o r t elle qui chaque fois me ravit la respiration, me fait perdre connaissance ; « tu veux devenir sa femme, tu veux lui appartenir à jamais, oh ! ne me chasse pas de ta présence. Il ne t’aime pas.
-
Qui t’a dit cela ? s’écria-t-elle toute rouge.
-
Il ne t’aime pas, continuai-je avec passion, mais moi je t’aime, je suis ton esclave, je veux me laisser fouler à tes pieds, te soutenir sur mes bras toute la vie.
-
Qui t’a dit qu’il ne m’aime pas ! interrompit-elle avec emportement.
-
Oh ! Sois à moi, pleurai-je, sois à moi, je ne puis plus exister, je ne puis plus vivre sans toi. Aie donc pitié, pitié ! Wanda ! »
Elle me considéra, et maintenant son regard prit cette froide expression sans coeur, ce mauvais sourire, que je lui connaissais déjà.
« Tu dis bien qu’il ne m’aime pas, fit-elle dédaigneusement ; c’est bien, maintenant, console-toi ainsi. »
En même temps, elle se tourna de l’autre côté et, avec mépris, me montra le dos.
« Mon Dieu ! n’es-tu pas alors une femme de chair et de s a n g , n’as-tu pas de cœur comme moi ? m’écriai-je, tandis qu’un spasme convulsif secouait tout mon être.
-
Tu le sais bien, reprit-elle méchamment, je suis une femme de pierre, Vénus à la fourrure, ton idéal, agenouille-toi donc et adore-moi.
-
Wanda ! pleurai-je, pitié ! »
Elle se mit à rire. J’imprimai ma face sur son oreiller et laissai couler les larmes qui calmaient ma douleur.
Un long silence se fit, puis Wanda lentement se mit sur son séant.
« Tu m’ennuies, se prit-elle à dire.
-
Wanda !
-
J’ai sommeil, laisse-moi dormir.
-
Pitié ! dis-je en gémissant, ne me chasse pas de ta présence, aucun homme ne t’aimera, ne pourra t’aimer comme moi.
-
Laisse-moi dormir ».
Elle me tourna le dos.
Je bondis, je saisis le poignard, suspendu devant son lit, le tirai de sa gaine et le posai sur ma poitrine.
« Je vais me tuer ici, devant tes yeux, murmurai-je sourdement.
- Fais ce que tu voudras, répondit Wanda avec une parfaite indifférence, mais laisse-moi dormir. » Puis elle bâilla tout haut. « J’ai grand sommeil. »
Pendant un moment, je demeurai pétrifié, puis je me mis à rire et de nouveau à pleurer tout haut ; finalement, je remis le poignard à ma ceinture et me jetai de nouveau à genoux devant elle.
« Wanda ! écoute-moi seulement, seulement un petit instant, implorai-je.
-
Je veux dormir ! n’entends-tu pas ? » cria-t-elle en colère, et, bondissant de son lit, elle me chassa du pied loin d’elle, « oublies-tu que je suis ta maîtresse ? » et comme je restais immobile, elle saisit le fouet et m’en frappa. Je me levai, elle me frappa de nouveau et cette fois en pleine figure.
-
Femme, esclave ! »
Le poing levé contre le ciel, je quittai aussitôt résolument la pièce. Elle jeta le fouet et se mit à rire franchement aux éclats - et je songe encore que mon attitude théâtrale devait être réellement comique.
Résolu à me détacher de la femme sans cœur qui m’a si cruellement maltraité et qui, en retour de mon adulation esclave, de tout ce que j’ai souffert d’elle, est maintenant sur le point de manquer à la foi jurée, je fis un paquet de mes pauvres hardes, puis j’écrivis la lettre qui suit :
« Madame,
« Je vous ai aimée comme un insensé, je me suis livré à une femme, mais vous avez profané mes sentiments les plus sacrés et joué envers moi un rôle effrontément frivole. Tant que vous n’étiez que cruelle et impitoyable, je pouvais vous aimer ; maintenant, vous êtes sur le point de devenir grossière. Je ne suis plus l’esclave qui se laissait fouler aux pieds par vous. Vous m’avez vous-même rendu la liberté, et je quitte une femme que je ne puis maintenant que haïr et mépriser. »
« Séverine Kusiemski. »
Je remis ces lignes à la Mauresque et partis aussi vite que je pus. Hors d’haleine, j’atteignis la Station de chemin de fer ; là, je ressentis une v i o l ente blessure au cœur… je m’arrêtai… je me mis à pleurer… Oh ! cette ignominie… je veux fuir et ne le puis. Je retourne… où cela ?… vers elle… que j’abhorre et que j’aime tout en même temps.
Je réfléchis à nouveau. Je n’ose revenir.
Comment pourrai-je quitter Florence ? Il me revient à l’esprit que je n’ai pas d’argent, pas même un sou. Allons à pied, il est plus honorable de mendier que de manger le pain d’une courtisane.
Mais je ne puis bouger.
Elle a ma parole, ma parole d’honneur. Il me faut revenir. Peut-être m’en déliera-t-elle.
Je fais rapidement quelques pas, puis m’arrête de nouveau.
Elle a ma parole d’honneur, mon serment d’être son esclave, aussi longtemps qu’elle le voudra, tant qu’elle ne m’aura pas rendu la liberté ; je ne puis certes me tuer.
Je vais par les Cascines au bord de l’Arno, tout à fait au bord où ses eaux jaunâtres, d’un murmure monotone, arrosent quelques saules perdus ; je me remémore tous les incidents de ma vie et je la trouve fort lamentable, malgré quelques joies isolées, infiniment indifférente et sans valeur, abondamment parsemée de souffrances, de douleurs, d’angoisses, de désillusions, d’espérances déçues, de chagrin, de soucis et de deuil.
Je songe à ma mère que j’ai tant aimée et que j’ai vue s’éteindre d’une affreuse maladie ; à mon frère, qui, plein de droits à la jouissance et au bonheur, mourut à la fleur de son âge, sans avoir pu approcher ses lèvres de la coupe de la vie ; je pensai à ma nourrice m o r t e, aux compagnons de jeu de mon e n f a n c e , aux amis qui travaillèrent et étudièrent avec moi, à tous ceux que recouvre de son suaire la froide et indifférente terre ; je songeai â mon tourtereau qui, assez souvent, rassasié de sa colombe, me faisait la révérence tout en roucoulant ; tout cela et retourné à la poussière.
Là-dessus, je me mis à rire aux éclats et glissai dans l’eau, mais, au même moment, je me retins à une branche d’osier, qui pendait au-dessus des flots jaunâtres, et je vis devant moi la femme qui m’a rendu si misérable : elle flottait à la surface de l’eau, éclairée du soleil comme si elle était diaphane, la tête et la nuque environnées de flammes rougeâtres ; elle me tournait son visage et me souriait.
Je suis revenu chez elle, ruisselant, trempé, rouge de honte et de fièvre. La négresse a remis ma lettre, donc, je suis jugé, perdu, complètement aux mains d’une femme sans cœur et offensée.
Maintenant, elle me tuera ; quant à moi, je ne puis me tuer, et cependant je ne veux pas vivre plus longtemps.
Comme je rentrais à la maison, elle se trouvait dans la galerie, appuyée sur la balustrade, la figure pleinement éclairée du soleil, clignant les yeux.
« Vis-tu encore ? » me demanda-t-elle sans bouger. Je restai muet, la tête penchée sur la poitrine.
« Rends-moi mon poignard, continua-t-elle, il ne te sert à rien. Tu n’as certes pas le courage de te prendre la vie.
- Je ne l’ai plus », répondis-je, tout tremblant de froid.
Elle m’enveloppa d’un regard hautain et méprisant.
« Tu l’as perdu dans l’Arno ». Elle haussa les épaules. « À la bonne heure ! Maintenant, pourquoi n’es-tu pas parti ? »
Je murmurai quelque chose que ni elle ni moi ne pûmes comprendre.
« Ah ! tu n’as pas d’argent, s’écria-t-elle, tiens ! » et, sans dire un mot, d’un air méprisant, elle me lança sa bourse à la face.
Je ne la ramassai pas.
Nous nous tûmes quelques instants.
« Tu ne veux donc pas partir ?
- Je ne le puis. »
Wanda a été en voiture aux Cascines sans moi ; sans moi elle est allée au théâtre ; elle a reçu du monde, la négresse l’a servie. Personne n’a fait attention à moi. J’ai rôdé dans le jardin comme une bête qui a perdu son maître.
Couché sur le gazon, j’ai regardé les moineaux se quereller pour quelques graines.
Une robe de femme se fait entendre.
Wanda s’approche ; elle est vêtue d’une robe de soie sombre, au col montant ; elle et accompagnée du Grec. Ils causent avec animation, mais je ne puis rien entendre de leur conversation. Tout à coup, il tape du pied - de telle sorte qu’à l’entour d’eux volent les cailloux - et fait cingler sa cravache dans l’air. Wanda reste épouvantée.
Craint-elle qu’il ne la fustige ?
En sont-ils là ?
Il l’a quittée, elle l’appelle ; il ne l’entend pas, il ne veut pas l’entendre.
Wanda hoche tristement la tête et s’assoit sur le banc de pierre le plus proche : elle demeure longtemps abîmée dans ses pensées. Je la contemple avec une sorte de joie méchante ; enfin, je me lève vivement et m’avance devant elle d’un air méprisant. Elle sursaute et tremble de tout son corps.
« Je viens seulement vous souhaiter bonne chance, dis-je en m’inclinant, je vois, Madame, que vous avez trouvé votre maître.
-
Oui, Dieu soit loué ! s’écrie-t-elle, plus de nouvel esclave, j’en ai assez : un maître. La femme a besoin d’un maître et l’adore.
-
Ainsi, tu l’aimes, Wanda ! m’écriai-je, cet homme barbare ?
-
Je l’aime comme je n’ai jamais aimé personne.
-
Wanda ! » Je brandis le poing, mais déjà les larmes me vinrent aux yeux et je fus saisi d’un transport de passion, d’une douce démence. « Bien, prends-le, prends-le pour époux, il sera ton maître, mais moi je resterai ton esclave aussi longtemps que je vivrai.
-
Tu veux être mon esclave, quand même ? dit-elle, cela serait piquant, mais je crains qu’il ne le souffrirait pas.
-
Lui ?
-
Oui, il est maintenant jaloux de toi, s’écriait-elle, de toi ! il a exigé que je t’abandonne, et comme je lui disais qui tu es…
-
Tu lui as dit… répliquai-je interdit.
-
Je lui ai tout dit, répondit-elle, je lui ai raconté toute notre histoire, toutes tes fantaisies, tout, et lui, au lieu de rire, se mit en colère et tapa du pied.
-
Et menaça de te frapper ? »
Wanda regarda à terre et se tut.
« Oui, oui ! dis-je, avec un amer mépris, tu as peur de lui. Wanda ! » Je me jetai à ses pieds et, excité, embrassai ses genoux, « je ne désire rien de toi, rien que d’être toujours auprès de toi, ton esclave ! Je veux être ton chien !
- Sais-tu que tu m’ennuies ? » me dit Wanda d’un air apathique.
Je bondis, je bouillais.
« Maintenant, tu n’es plus cruelle, tu es grossière ! fis-je, scandant chaque mot d’un ton incisif et dur.
-
Vous l’avez déjà dit dans votre lettre, reprit Wanda en haussant les épaules d’un air arrogant, un homme d’esprit ne se répète jamais.
-
Comment me traites-tu ? Éclatai-je, comment appelles-tu ça ?
-
Je pourrais te châtier à coups de fouet, dit-elle dédaigneusement, mais je préfère te répondre. Tu n’as aucun droit de te plaindre à moi ; n’ai-je pas toujours été honnête envers toi ? Ne t’ai-je pas prévenu à maintes reprises ? Ne t’ai-je pas aimé cordialement, oui, passionnément, et t’ai-je celé d’une façon quelconque que c’était dangereux de se livrer à moi, de s’abaisser devant moi ? Ne t’ai-je pas toujours dit que je voulais être dominée ? Mais, toi, tu as voulu être mon jouet, mon esclave ! Tu as éprouvé la plus grande jouissance à l’être, à être frappé du pied et du fouet par une orgueilleuse et cruelle femme ! Alors que veux-tu maintenant ?
« Les mauvais desseins sommeillaient en moi, tu les as éveillés ; si maintenant je ressens du plaisir à te t o r t u r e r, à te m a l t r a i t e r, tu en es seul responsable : tu m’as faite ce que je suis, et maintenant tu es assez inhumain, lâche et misérable pour te plaindre à moi !
-
Oui, je suis coupable, dis-je, mais n’en ai-je pas souffert ? C’en est assez, cesse ce jeu cruel.
-
Je le veux bien, reprit-elle en me regardant d’un air faux et étrange.
-
Wanda ! m’écriai-je avec v i o l ence, ne me pousse pas à bout, tu vois que je suis redevenu un mâle.
-
Feu de paille, reprit-elle, qui un moment peut alarmer, mais s’éteint aussi vite qu’il s’est allumé. Tu crois m’intimider, tu me fais seulement rire. Si tu avais été l’homme pour qui je t’ai pris au début, sincère, un penseur, un homme sérieux, je t’aurais fidèlement aimé et serais devenue ta femme. La femme désire un homme vers lequel elle peut élever ses regards. Quant à un homme comme toi, qui lui offre librement son cou pour y poser le pied, elle ne s’en sert que comme d’un jouet agréable et le jette au loin quand elle en est fatiguée.
-
Essaye un peu de me jeter au loin, fis-je dédaigneusement, je suis un jouet dangereux !
-
Ne me provoque pas ! cria Wanda ; ses yeux et ses joues s’allumèrent.
-
Si je ne puis te posséder, repris-je, étouffé de colère, aucun autre ne te possédera.
-
Dans quelle pièce de théâtre existe ce passage ? » fit-elle d’un air méprisant, qui me suffoqua ; elle était, à ce moment, toute blême de colère, « ne me provoque pas, ajouta-t-elle, je ne suis pas cruelle, mais je ne sais pas jusqu’où je puis encore aller ni si cela aura une limite.
-
Que peux-tu me faire de pire que de faire ton amant, ton mari, de cet homme ? répondis-je, de plus en plus exaspéré.
-
Je puis faire de toi son esclave, reprit-elle vivement, n’es-tu pas entre mes mains ? N’ai-je pas le contrat ? Mais, franchement, ce serait un plaisir pour toi, si je te faisais ligoter et lui disais : “Maintenant, fais de lui ce que tu voudras.”
-
Femme, es-tu folle ? m’écriai-je.
-
J’ai toute ma raison, dit-elle tranquillement. Je t’avertis pour la dernière fois. Ne m’offre aucune résistance, maintenant que je suis allée si loin, je puis facilement aller plus loin encore. J’éprouve une sorte de haine pour toi, je te verrais avec une véritable volupté fouetter à m o r t par lui, mais je me dompte encore, encore. »
À peine maître de moi, je la saisis par les poignets et la jetai à terre, de façon à la mettre à genoux devant moi.
« Séverine ! s’écria-t-elle ; sur son visage se peignaient le courage et l’effroi.
- Je te tuerai, si tu deviens sa femme », menaçai-je ; les paroles sortaient ardentes et sourdes de ma poitrine, « tu m’appartiens, je ne t’abandonne pas, je t’ai trop aimée. » Là-dessus je la saisis et l’appuyai contre moi, et ma main droite involontairement s’empara du poignard, toujours planté dans ma ceinture.
Wanda leva sur moi de grands yeux, d’un calme inconcevable.
« Tu me plais ainsi, dit-elle avec résignation, maintenant tu es un homme et je sais en ce moment que je t’aime encore.
- Wanda ! »
Les larmes me vinrent aux yeux de ravissement, je me penchai sur elle et couvris de baisers son charmant visage, et elle, se mettant tout â coup à rire aux éclats d’un air malicieux, de s’écrier : « En as-tu maintenant assez de ton idéal, es-tu content de moi ?
-
Comment ? balbutiai-je, es-tu sincère ?
-
Je le suis, continua-t-elle d’un air enjoué, en disant que je t’ai aimé, toi seul ; et toi, bon petit fou, tu n’as pas remarqué que tout cela n’était que jeu et plaisanterie, ni combien il m’était pénible de te donner parfois un coup de fouet, là même où je t’aurais volontiers pris par la tête et embrassé. Mais maintenant, c’en est assez, n’est-ce pas ? J’ai rempli mon cruel rôle mieux que tu ne t’y attendais, maintenant tu seras bien content de posséder ta bonne petite femme sage et aussi tant soit peu jolie, pas vrai ? Nous allons vivre bien raisonnablement et…
-
Tu seras ma femme ! m’écriai-je, inondé de joie.
-
Oui, ta femme, mon bien-aimé et cher homme ! » chuchota Wanda, tandis qu’elle me baisait les mains.
Je la soulevai jusqu’à ma poitrine.
« Aussi, maintenant tu n’es plus Grégoire, mon esclave, dit-elle, tu es désormais redevenu mon Séverine chéri, mon homme.
-
Et lui ? Tu ne l’aimes pas ? demandai-je tout ému.
-
Comment peux-tu croire que j’aime un homme barbare ? Mais tu étais complètement aveugle, j’avais peur pour toi.
-
Je me suis presque tué pour toi !
-
Vraiment ? s’écria-t-elle ; hélas ! je tremble encore à la pensée que tu es tombé dans l’Arno.
-
Mais tu m’as sauvé, repris-je doucement, tu flottais sur les eaux et souriais, et ton sourire m’a rappelé à la vie. »
J’éprouve une sensation étrange, en la tenant maintenant dans mes bras, tandis qu’elle repose sur ma poitrine et se laisse embrasser tout en souriant ; il me semble que je sors tout à coup de quelque accès de fièvre ou que naufragé, après avoir lutté tout le jour contre les vagues à chaque instant menaçant de m’engloutir, je suis enfin jeté à la côte.
« Je hais ce Florence, où tu as été si malheureux, dit-elle, comme je lui souhaitais une bonne nuit, je veux m’en aller, dès demain ; tu vas avoir la bonté d’écrire quelques lettres pour moi, et, tandis que tu t’en occuperas, j’irai en ville faire quelques emplettes. Cela te va-t-il ?
- Certainement, ma chère, bonne et belle femme. »
Elle vint de bonne heure frapper à ma porte et demanda comment j’avais passé la nuit. Son amabilité et vraiment charmante, je n’avais jamais imaginé qu’elle eût tant de bonté.
Il y a déjà plus de quatre heures qu’elle et sortie ; il y a longtemps que j’ai terminé mes lettres. Je me suis assis dans la galerie et interroge la rue afin de m’assurer si je n’aperçois pas sa voiture au loin. J’ai eu quelques appréhensions à son égard, mais maintenant, je n’ai, grâce à Dieu ! plus aucun sujet de doute ou de crainte ; néanmoins, mon coeur est oppressé et je ne puis m’en défendre. Peut-être sont-ce les souffrances des jours passés, dont le souvenir effleure encore mon âme.
La voici, rayonnante de bonheur, de contentement.
« Eh bien ! tout a marché à vos souhaits ? demandai-je, en baisant sa main.
- Oui, mon cœur, répondit-elle et nous nous mettrons en voyage cette nuit, aide-moi à faire mes malles. »
Vers le soir, elle me pria d’aller moi-même mettre ses lettres à la poste. Je pris sa voiture et fus de retour au bout d’une heure.
« Maîtresse a demandé après vous, me dit la négresse en riant, comme je gravissais les larges degrés de marbre.
-
Quelqu’un est-il venu ?
-
Personne », répondit-elle, et, comme une chatte noire, elle se sauva en bas des marches.
Je traversai lentement la salle, puis m’arrêtai devant la porte de sa chambre à coucher.
Pourquoi le cœur me bat-il ? Je suis encore si heureux !
Ouvrant lentement la porte, je tirai la portière. Wanda est étendue sur le sofa, elle feint de ne pas m’apercevoir. Combien elle est belle dans son costume de soie gris argent, qui trahit ses superbes formes et laisse à découvert son admirable gorge et ses bras ! Sa chevelure et entourée et nouée d’un ruban de velours noir. Dans la cheminée flambe un feu ardent, la lampe jette tout autour sa lumière rouge, toute la pièce semble nager dans le s a n g .
« Wanda ! dis-je, enfin.
- Ô Séverine ! s’écrie-t-elle joyeusement, je t’ai impatiemment attendu. »
Elle se leva vivement et m’enlaça de ses bras ; puis elle s’assied de nouveau sur le riche coussin et veut m’attirer à elle, mais je me laisse doucement glisser à ses pieds et pose ma tête sur ces genoux.
« Sais-tu qu’aujourd’hui, je suis fort amoureuse de toi ? Chuchota-t-elle, puis m’écartant deux mèches de cheveux du front, elle me baisa sur les yeux.
« Combien tes yeux sont beaux ! c’est ce qui m’a toujours plu le mieux dans toute ta personne, mais, aujourd’hui, j’en suis réellement folle ! continua-t-elle. Je me meurs ! » Elle étendit ses adorables membres et m’enveloppa d’un doux regard à travers ses cils.
« Mais toi, tu es froid, tu me tiens comme un morceau de bois ; attends un peu, je vais encore te rendre amoureux ! s’écria-t-elle, puis elle se pendit de nouveau à mes lèvres d’une façon caressante et câline.
« Je ne te plais plus, il me faut encore être cruelle envers toi ; j’ai été évidemment trop bonne avec toi aujourd’hui ; sais-tu, mon petit fou, je vais te fouetter un peu.
-
Mais, e n f a n t …
-
Je le veux !
-
Wanda !
-
Viens, laisse-moi t’attacher », continuait-elle et elle se mit à courir, espièglement, par la chambre, « je veux te voir fort amoureux, comprends-tu ? Voici les cordes. Si toutefois je puis y parvenir. »
Là-dessus, elle se mit à me lier les pieds, puis elle m’attacha solidement les mains au dos, et finalement, elle me ligota les bras comme à un criminel.
« Comme cela, dit-elle, avec un enjouement empressé, peux-tu encore bouger ?
-
Non.
-
Bon. »
Elle fit un lacet avec une forte corde, me le jeta sur la tête et le laissa glisser jusqu’aux hanches, puis elle tira fortement dessus et me lia à la colonne.
À ce moment, il me passa un étrange frisson.
« J’éprouve la sensation que doit éprouver un supplicié ! fis-je, doucement.
-
Aussi bien tu vas être aujourd’hui fouetté d’importance ! s’écria Wanda.
-
Mais, pour cela, je te prie de passer ta jaquette de fourrure, dis-je.
-
Je peux fort bien te faire ce plaisir », répondit-elle, et elle enleva sa kazabaïka, et passa sa fourrure en riant, puis, les bras croisés sur la poitrine, elle se plaça devant moi et me considéra de ses yeux mi-clos. « Connais-tu l’histoire du boeuf de Denys, le tyran de Syracuse ? demanda-t-elle.
-
Je ne me la rappelle qu’imparfaitement, qu’est-ce que c’est ?
-
Un courtisan inventa pour le tyran de Syracyse un nouveau mode de supplice, un bœuf d’airain dans lequel devait être enfermé le condamné à m o r t , après quoi ce bœuf était soumis à l’action d’un feu v i o l ent.
« Aussitôt que le bœuf commençait à s’échauffer, le malheureux supplicié se mettait à hurler de souffrance et ses plaintes ressemblaient au mugissement d’un bœuf.
« Denys sourit gracieusement à l’inventeur et, pour mettre à l’épreuve sa découverte, le fit enfermer lui-même dans le bœuf d’airain.
« Cette histoire est pleine d’enseignements.
« Il en sera ainsi de toi qui m’as inculqué l’égoïsme, l’orgueil et la cruauté, et tu en seras la première victime. Maintenant, j’éprouve du plaisir d’avoir en ma puissance un homme qui pense, sent et veut comme moi, un homme plus fort que moi de corps et d’esprit, de le m a l t r a i t e r, tout particulièrement lorsque cet homme m’aime.
« M’aimes-tu encore ?
-
À la folie ! m’écriai-je.
-
Tant mieux, reprit-elle, car tu n’en éprouveras que plus de jouissance de ce que je vais faire de toi.
-
Qu’as-tu maintenant ? demandai-je, je ne comprends pas, une sorte de cruauté éclate vraiment aujourd’hui dans tes yeux et tu es si étrangement belle, tellement l’incarnation même de la Vénus à la fourrure… ! »
Wanda, sans me répondre posa son bras sur ma nuque et me donna un baiser. À ce moment, tout le fanatisme de ma passion s’empara de nouveau de moi.
« Mais, où et donc le fouet ? demandai-je. »
Wanda sourit et fit deux pas en arrière.
« Ainsi, tu tiens absolument à être fouetté, s’écria-t-elle, en rejetant dédaigneusement sa tête en arrière.
- Oui. »
À ce moment, le visage de Wanda changea complètement d’expression, il était altéré par la colère, elle me parut même à ce moment haineuse.
« Alors, fouette-le ! » cria-t-elle bien haut.
À ce même moment, le beau Grec passa sa brune tête bouclée à travers les rideaux du ciel de lit. Je restai tout d’abord muet et interdit. La situation était effroyablement comique, j’en aurais ri aux éclats, si elle n’avait pas été pour moi tout à la fois si désespérément triste et ignominieuse.
Cela dépassait mon rêve. J’eus froid dans le dos, quand mon rival s’avança avec ses bottes à l’écuyère, sa culotte blanche collante, son habit de velours bien pris, et que mon regard tomba sur ses membres d’athlète.
« Vous êtes cruelle à ce point ? dit-il, se tournant vers Wanda.
- Seulement en quête de jouissances, répondit-elle d’un air farouche ; la vie ne vaut que par la jouissance ; qui jouit quitte la vie avec peine ; qui souffre et manque de tout, salue la m o r t comme une amie. Mais qui veut jouir doit prendre la vie purement au sens antique : il ne doit pas s’effaroucher de se plonger dans la débauche, fût-ce aux dépens d’autrui ; il doit toujours être impitoyable ; il doit atteler autrui à son char ou à sa charrue, comme une bête de somme.
Aux hommes qui, comme celui-ci - elle me désigna - éprouvent de la volupté, de la jouissance à se faire les esclaves de leur semblable, qui, loin de regretter leur servitude, en sont heureux et partagent les joies qu’ils causent, ne demandez pas d’aller librement à la m o r t . Quant au maître, il doit toujours se dire : “S’ils m’avaient en main, comme je les ai, ils agiraient de même envers moi et je devrais payer leurs jouissances de ma sueur, de mon s a n g , voire de mon âme !” Tel était le monde antique : jouissance et cruauté, liberté et esclavage, ont, de tout temps, marché de conserve ; les hommes qui veulent vivre comme les dieux de l’Olympe, doivent avoir des esclaves qu’ils jettent dans les viviers, des gladiateurs qu’ils font combattre à leurs somptueux festins et qui ne font rien d’autre que de se tirer un peu de s a n g ! »
Ses paroles me fendirent l’âme complètement. Je les compris.
« Détachez-moi ! criai-je furieux.
-
N’êtes-vous point mon esclave, ma propriété ? répondit Wanda, dois-je vous montrer le contrat ?
-
Détachez-moi ! criai-je menaçant, sinon… » Je tirai v i o l emment sur les cordes.
« Peut-il se détacher ? demanda-t-elle, car il a menacé de me tuer.
-
Soyez tranquille, fit le Grec, en examinant mes liens.
-
J’appelle au secours ! recommençai-je.
-
Personne ne nous entend, répondit Wanda, et personne ne m’empêchera de profaner de nouveau vos sentiments les plus sacrés et de jouer avec vous un jeu frivole », continua-t-elle, s’appropriant avec un dédain satanique les phrases de ma lettre.
« Me trouvez-vous en ce moment cruelle et sans pitié, ou suis-je en voie de devenir grossière ? Quoi ? M’aimez-vous encore ou me haïssez-vous et me méprisez-vous déjà ? Voici le fouet… »
Elle le tendit au Grec qui s’avança rapidement vers moi.
« N’essayez pas, m’écriai-je, tremblant de colère, je ne le souffrirais pas de vous.
-
Vous croyez cela, parce que je ne porte pas de fourrure, reprit le Grec, souriant d’un air frivole. Il prit sur le lit sa petite pelisse de zibeline.
-
Vous êtes bien bon ! s’écria Wanda ; elle lui donna un baiser et l’aida à passer sa petite pelisse.
-
Puis-je vraiment le frapper ? demanda-t-il.
-
Faites de lui ce que vous voudrez, répondit Wanda.
-
Brute ! » sifflai-je avec rage.
Le Grec leva sur moi son froid regard de tigre et essaya le fouet, ses muscles se gonflèrent comme il le levait et le faisait claquer en l’air. Quant à moi, je suis ligoté comme Marsyas et condamné à voir Apollon lui-même venu pour m’écorcher vif.
Mon regard erra par la chambre et s’arrêta sur le couvre-pied, représentant Samson à qui les Philistins crèvent les yeux, alors que le malheureux est étendu aux pieds de Dalila. Cette image m’apparut à ce moment comme un symbole, comme l’éternelle allégorie de la passion, de la volupté, de l’amour que la femme inspire à l’homme. Chacun de nous, pensai-je, devient à la fin un Samson et doit fatalement être bel et bien trahi par la femme qu’il aime, qu’elle porte un corsage de drap ou une pelisse de zibeline.
« Maintenant, regardez, s’écria le Grec, comment je vais le dresser. »
Il montra les dents et son visage prit l’expression s a n g uinaire qui m’avait déjà effrayé la première fois que je le vis.
Et il commença à me frapper si impitoyablement, si effroyablement que je tressaillis à chaque coup, et de douleur me mis à trembler de tout mon corps ; les larmes inondaient mes joues, alors que Wanda, étendue sur le sofa, vêtue de sa fourrure et appuyée sur son bras, contemplait cette scène avec une cruelle curiosité et se tordait de rire.
Il est impossible de décrire le sentiment qu’un homme éprouve à être maltraité par l’heureux préféré de la femme qu’il adore : je me sentais mourir de honte et de désespoir.
Le plus ignominieux est que je ressens une sorte de plaisir fantastique et supra-sensuel dans cette situation pitoyable, sous le fouet d’Apollon et les rires de ma cruelle Vénus, j’éprouvai tout d’abord une sorte de charme fantastique, ultra-sensuel. Mais le fouet d’Apollon dissipa bientôt ce charme poétique, les coups pleuvaient, si bien que n’en pouvant plus, je serrai les dents et que rêve voluptueux, femme et amour s’évanouirent pour moi.
Je vis alors avec une terrible précision que, depuis Holopherne et Agamemnon, la passion aveugle, la volupté, ont toujours conduit l’homme dans le sac, dans le piège de la femme traîtresse… qu’elles l’ont mené à la misère, à l’esclavage, à la m o r t !
Il me sembla sortir d’un songe.
Bientôt mon s a n g jaillit sous le fouet, je me tordais comme un ver qu’on écrase ; mais lui frappait toujours sans merci et elle riait sans pitié, tout en fermant ses malles, enveloppée de sa pelisse de voyage ; et elle riait toujours, en montant en voiture au bas du perron.
Puis tout bruit cessa.
Je prêtai l’oreille, en retenant ma respiration.
La voiture s’ébranla, les chevaux s’éloignèrent, et ce fut fini.
Un moment ; je songeai à me venger, à le tuer, mais il me revint à l’esprit que j’étais toujours lié par le contrat : il ne me reste rien à faire qu’à tenir ma parole et à serrer les dents.
Le premier sentiment que j’éprouvai après cette cruelle catastrophe de mon existence, fut un ardent désir de me fatiguer, de voyager, de goûter aux superfluités de l’existence. Je voulus être militaire et aller en Asie ou en Algérie, mais mon père, âgé et malade me réclama.
Je retournai donc tranquillement au foyer paternel et l’aidai, pendant deux ans, à supporter les soucis et les responsabilités de sa charge.
J’appris alors ce qui jusque-là m’était inconnu, mais qui me semble maintenant aussi réconfortant qu’un verre d’eau fraîche à un homme ivre - à travailler et à remplir mes devoirs. Puis mon père mourut et je devins seigneur, sans que je fusse en rien changé pour cela. Je porte des bottes espagnoles et ne mène pas un plus grand train de maison que si le vieux père était là, me faisant la leçon et, de ses grands yeux avisés, regardant par-dessus mon épaule.
Un beau jour, une caisse m’arriva, accompagnée d’une lettre. Je reconnus l’écriture de Wanda.
Étrangement ému, j’ouvris la lettre et lus :
Monsieur,
Maintenant que plus de trois années se sont écoulées, depuis notre fuite de Florence, dans la nuit mémorable que vous savez, puis-je encore une fois vous dire que je vous ai bien aimé. Mais vous aviez blessé tous mes sentiments par le don fantaisiste que vous m’aviez fait de votre personne, par votre folle passion. Du moment où vous vous êtes fait mon esclave, j’ai senti que vous ne pouviez plus être mon mari ; mais je trouvai piquant de me constituer votre idéal et peut-être - alors que cela m’amusait fort - de vous guérir !
J’ai trouvé l’homme fort dont j’avais besoin, et, avec lui, j’ai été aussi heureuse qu’on peut l’être sur ce comique globe d’argile.
Mais, comme toute chose humaine, mon bonheur a été de courte durée. Il y a à peu près un an, il a été tué en duel et, depuis, je vis à Paris comme une Aspasie.
Et vous ? Votre vie n’a pas non plus été ensoleillée dès que vous avez perdu vos rêves d’esclavage et que ces malheureux penchants qui, dès le début, m’enlevèrent toute netteté de pensée, toute bonté de cœur et par-dessus tout, toute sincérité morale, n’ont plus trouvé de satisfaction.
J’espère que mon fouet vous a rendu sage : la cure a été cruelle, mais radicale. En souvenir des jours passés et d’une femme qui vous a passionnément aimé, je vous envoie ce tableau d’un pauvre Allemand.
Vénus à la fourrure.
Il ne me restait plus qu’à rire, et comme j’étais plongé dans mes pensées, reparut devant moi, fouet en main, la belle femme à la jaquette bordée d’hermine, et je me repris à rire de cette femme que si follement j’avais aimée, de la jaquette fourrée qui jadis m’avait tant charmé, du fouet, dont j’avais éprouvé les durs effets, et je ris enfin de mes douleurs et me dis : la cure a été cruelle, mais radicale, et l’essentiel et que je suis guéri.
« Fort bien, et la morale de toute cette histoire ? dis-je à Séverine, tout en remettant le manuscrit sur la table.
-
Que j’ai été un âne ! s’écria-t-il, sans se retourner vers moi ; il paraissait gêné. Que ne l’ai-je fouettée !
-
Curieux moyen, repris-je, qui peut s’employer auprès de tes paysannes.
-
Oh ! elles y sont habituées, répondit-il avec entrain, mais pense un peu à son action sur nos belles dames, nerveuses et hystériques !
-
Et la morale ?
-
La morale est que, telle que la nature l’a créée et telle qu’actuellement l’homme la traite, la femme est l’ennemie de ce dernier, qu’elle n’en peut être que l’esclave ou la despote, mais jamais la compagne.
« C’est seulement quand la naissance aura fait de la femme l’égale de l’homme par l’éducation et par le travail, quand, comme lui, elle maintiendra ses droits, qu’elle en pourra devenir la compagne.
« Actuellement, nous n’avons que le choix d’être le marteau ou l’enclume ; quant à moi, j’ai été un âne de me faire moi-même l’esclave d’une femme, comprends-tu ?
« Voici la morale de l’histoire : Qui se laisse fouetter, mérite de l’être.
« Comme tu le vois, j’ai reçu des coups, je suis devenu fort bon, les nuages roses de l’ultra-sensualisme se sont évanouis et personne ne me fera plus passer les guenons sacrées de Bénarès [C’est ainsi qu’Arthur Schopenhauer désigne les femmes.] ou le coq de Platon [Allusion au coq plumé que Diogène jeta dans l’école de Platon en s’écriant : « Voici l’homme de Platon ! »] pour l’image de Dieu. »
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